Surréalisme

 

Premier frisson

 

Croyez ou non ce qui va suivre mais les faits que je vais relater ici vous aideront à comprendre pourquoi la fin de l’aventure mystique débutée à Altensteig n’a pas coïncidé avec le dernier jour de notre séjour.

 

Au cours de la réunion consacrée à décrypter le dernier message, il avait été décidé que l’un d’entre nous trois le conserve secrètement avec lui en France. Le hasard du procédé dit de « la courte paille » désigna Éric. Bien entendu, nous nous promirent respectivement de garder un silence absolu sur ce qui venait de se passer. Ce qui pour ma part fût effectivement respecté de très nombreuses années.

 

Quelques jours plus tard, le séjour s’achevant, le groupe a quitté la ville. En chemin, probablement en gare de Nagold ou d’Offenburg : il lui faut changer de train. La correspondance, je ne me souviens pas pour quelle raison, est l’occasion d’un chaos au cours duquel notre accompagnatrice nous demande de descendre sur le quai et de laisser nos bagages parce que « quelqu’un » s’en occuperait. Elle ne savait pas à quel point elle n’aurait pas pu mieux dire.

 

Environ une demi-heure plus tard, tout rentre finalement dans l’ordre. Chacun retrouve ses affaires et le voyage s’achève sans encombre. A un détail près, … en arrivant dans ma chambre au Chesnay, j’ouvre ma valise et... stupéfaction, effroi et frisson, j’y découvre là, posée avec soin sur les vêtements, la dernière lettre !

Deuxième frisson

 

Incidemment, mais de mon point de vue complètement en phase avec les évènements d’Altensteig, le programme littéraire enseigné dans les classes préparatoires aux grandes écoles pendant l’année scolaire 1974 - 1975 porte sur le « surréalisme » (A. Breton est mort en 1966, à peu près dix ans plus tôt).

 

Je fais partie des jeunes têtes aspirant à intégrer une école d’ingénieurs. Comme tous les demi-pensionnaires de l’établissement que je fréquente, tous les lundis avant les cours, je viens récupérer mes sous-vêtements nettoyés et repassés auprès du service d’entretien qui se substitue à nos mères.

 

C’est ainsi qu’un certain lundi matin, sans savoir pourquoi, au lieu de ramasser le tas préparé pour moi sans réfléchir, machinalement et presque sans un regard de remerciement pour la dame qui nous remet nos vêtements, je vérifie si ce qui m’est remis m’appartient bien.

 

Dans le tas : un tee-shirt attire immédiatement mon regard car je ne le reconnais pas. Je jette un rapide coup d’œil sur l’étiquette et là, deuxième frisson : il appartient à Philippe ! Il faisait donc les mêmes études que moi, dans le même établissement, depuis des mois... sans que je le sache ! Il est vrai que depuis le séjour à Altensteig réalisé environ cinq ans plus tôt, et comme convenu avec notre mystérieux inconnu, nous avions rompu les contacts entre nous.

 

Les questions fusaient dans ma tête. Philippe était-il motivé par les mêmes raisons que moi ? Était-il là pour approfondir un autre recoin des sciences qui, lorsqu’il serait ajouté à celui que je devais inconsciemment découvrir, finirait par donner un ensemble ordonné –tels les pièces enfin assemblées d’un puzzle ?

 

Pour obtenir les réponses à ma curiosité, je décide de trouver sa piaule (chambre) ; chose facile car il est pensionnaire. Un soir, après les cours, je frappe à sa porte. Il me laisse entrer. Je me présente. Il est quasi-muet. Un rapide coup d’œil circulaire me révèle qu’il a transformé sa chambre en un mini temple bouddhiste ; au beau milieu d’un collège jésuite ! J’ai de la peine à en croire mes yeux.

 

Je saisis vite qu’il est finalement tout aussi éberlué que moi par cette rencontre. Il donne l’impression d’être pétrifié et terriblement mal à l’aise. J’évoque brièvement l’incident d’Altensteig, je lui demande s’il y a repensé, s’il en a parlé... mais ma quête d’informations se heurte à un mutisme complet ; il refuse de parler de ce passé commun. Nous nous quitterons finalement sans avoir échangé un mot sur quoi que ce soit et nous ne nous sommes plus jamais revus.

Troisième frisson

 

En 1989, la France fête le bicentenaire de la Révolution … et l’Allemagne celui de la chute du mur de Berlin. Elle n’a pas provoqué le début d’une troisième guerre mondiale, contrairement à ce que de nombreux experts redoutaient.

 

Pour autant et malheureusement, elle a eu quelques effets collatéraux immédiats, ponctuels et sanglants parmi lesquels il faut compter les guerres régionales accompagnant l’éclatement de la Yougoslavie. Les spécialistes de la politique étrangère ne manqueront pas de remarquer à cet endroit l’illusoire harmonie entre l’histoire française et le destin allemand.

 

Quelques années après la dislocation de l’ex-Yougoslavie, alors que les casques bleus y stationnent encore, préparant le repas de midi avant le retour de ma femme qui enseigne la langue française à quelques allemands francophiles, je tourne à l’improviste le bouton de mon poste de radio pour écouter les nouvelles et me tenir compagnie. Et exactement à cet instant précis, j’entends la voix du journaliste annonçant qu’Éric A. est mort ce jour en ex Yougoslavie dans les forces de l’ONU pour la paix ; troisième frisson.

 

Il y a évidemment, comme dit à juste titre mon père, plus d’un âne qui s’appelle Martin. Il se peut donc bien qu’il existe plusieurs personnes portant le nom entendu ce jour-là. Et mon frisson, hormis le respect qu’il a spontanément témoigné pour un citoyen français ayant mis sa vie au service de la plus noble cause qui soit, n’a pas forcément de raison d’être.

 

Mais alors, pourquoi ai-je ouvert mon poste ce jour-là, à cet instant-là, pour entendre cette information-là ? Hasard ? Ou guidage subconscient du même type que celui qui gouvernait nos pensées à Altensteig ? Capacité à sentir et lire les signaux de chemins spatiaux temporels dont peu d’humains ont la perception et la conscience ?

 

Toujours est-il que ce midi-là, comme en ouvrant ma valise en revenant au Chesnay, comme en découvrant le tee-shirt de Philippe au pensionnat, tous les poils de mon corps se sont hérissés ... dressés par l’énergie que procure cette sorte d’effroi par lequel vous comprenez que la raison n’est peut-être pas le seul chemin logique expliquant la réalité perçue.

 

Certes, je n’ai plus douze ou treize ans depuis longtemps mais, bien qu’André Breton fût disparu depuis longtemps, l’ombre du surréalisme hante toujours et encore ma vie aujourd’hui.