Les phares de la pensée

 

René Descartes

 

Un incontournable

 

 Ce philosophe fait partie des piliers de la culture française. Son génie mathématique, ses expériences d’optique, son doute viscéral et son légendaire « Cogito, ergo sum (je pense donc je suis) » ont largement contribué à sa renommée et au fait remarquable que, ni son nom, ni son œuvre, aient été avalés par l’histoire.

 

Bref, il est un incontournable, une part de notre patrimoine, une référence internationale, une valeur sure, un de ces penseurs dont on dirait sur un ton pédant dans les salons mondains et cultivés : « Quoi, vous ne le connaissez pas ? Vous ne l’avez pas encore lu ? Mais que diable, mon petit, dépêchez-vous de combler cette impardonnable lacune ! ».

 

Au fait, connaissez-vous vraiment Descartes ; je veux dire sa vie ? (1)»

 

Sa vie

 

Me croirez-vous si je vous disais que ce bon élève des Jésuites (La Flèche), né le 31 mars 1596 (il y a donc plus de quatre siècles) a été un baroudeur, un mercenaire et un soldat pendant treize années durant (1613 – 1629) ?

 

Quittant sa province natale trois ans après l’assassinat du roi Henri IV (rappel : 1610), il part d’abord pour Paris, d’où il disparait sans laisser de trace pour la Hollande. Il s’engage dans les troupes de Guillaume de Nassau pendant un peu moins de deux ans, traverse l’Allemagne et assiste en passant à Francfort au sacre de l’empereur Ferdinand II, puis s’engage dans les troupes du duc de Bavière en 1619. Coincé par le rude hiver bavarois, il approfondit ses pensées philosophiques et conçoit son célèbre : « Je pense donc je suis ».

 

En 1620, ses voyages reprennent. Il sert le comte de Bucquoy en Hongrie en 1621, puis reprenant rapidement sa liberté s’en va pour la Moravie, la Silésie, les côtes de la mer Baltique, le Holstein, les côtes allemandes, la Frise orientale, et rejoint à nouveau la Hollande où il fait connaissance de l’Electrice Palatine. A Bruxelles, il voit la cour de l’Infante Isabelle. Enfin, il rejoint finalement sa famille à Rennes en passant par Rouen.

 

Pour peu de temps, car en 1623 la course reprend vers l’Italie où il fait un pèlerinage, assiste à plusieurs évènements militaires mais ne cherche pas à rencontrer Galilée. Il ne reviendra à Rennes qu’en 1625. En 1626, on le retrouve à Paris et en 1628, il sert dans les troupes du cardinal de Richelieu, au siège de La Rochelle. Fin mars 1629, il quitte la France pour la Hollande où il séjournera vingt années de suite … sans pour autant renoncer à faire une escapade au moins une fois par an.

 

Descartes n’a donc pas été que ce personnage idéal et incontournable de la philosophie française qu’un certain nombre de nos maîtres a voulu en faire.

 

Il a également été, comme tout un chacun, tout simplement un homme ; forcé d’allier les pulsions opposées et a priori inconciliables, les unes héritées par sa naissance et les autres acquises par son éducation. Comment en effet devenir homme d’épée quand on a été élevé dans la religion, c’est-à-dire dans le respect des dix commandements, l’un d’entre eux stipulant : « Tu ne tueras point » ?

 

Le difficile héritage

 

Le cartésianisme, la méthode cartésienne, sont fort utiles en mathématique et en physique, quand il s’agit de se repérer dans le temps et dans l’espace ; ou quand il faut analyser les parties du tout pour justement mieux comprendre ce tout.

 

Mais il a aussi ses limites et ses dangers ; particulièrement quand la dichotomie artificielle entre corps et esprit finit par engendrer un dédoublement psychotique de la personnalité.

 

Démonter une poupée pour comprendre comment elle fonctionne ne garantit en rien du fait que le plan de construction puisse enfin être découvert. Et combien même le serait-il, le bricoleur parviendrait-il toujours à recoller correctement les pièces du puzzle ?

 

(1) Les informations historiques sur la vie de Descartes sont tirées de l’introduction à l’ouvrage « Descartes, R. : Discours de la méthode, Librairie Hachette et Cie, 1888, Paris ». Cette introduction a été écrite par T.V. Charpentier, à l’époque Professeur de philosophie du lycée Louis-Le-Grand.

 

Pour aller plus loin dans l'analyse critique de la pensée cartésienne... 

 

Albert Einstein

 

 

 Tout est relatif : ce n’est pas Albert Einstein, le père de la théorie de la relativité (restreinte puis généralisée), qui dira le contraire.

 

Pendant que de nombreux(ses) français(es) s’agitaient autour de la très contestée réforme des retraites, personne n’a songé à fêter les 68 ans qui nous séparent de la disparition de ce vrai révolutionnaire de la pensée humaine.

 

Eh oui, le 18 avril 2023 dernier, cela faisait soixante-huit ans seulement ! A peine plus que mon âge. A deux ans près nous aurions pu nous croiser ! Certes mon babillage informel ne l’aurait sans doute pas beaucoup captivé ; mais tout de même, le simple fait de pouvoir imaginer cette virtuelle rencontre a quelque chose de fascinant. Finalement c’est peut-être cela la relativité des choses.

 

Nous avons malheureusement une vision inexacte du temps. A la fois linéaire et en strates, elle nous trompe terriblement sur la réalité humaine.

 

Linéaire parce que pour décrire le parcours de notre vie, nous traçons tous dans nos têtes une droite qui va de la naissance à la mort. Personne n’imaginerait un instant que cette droite ne le fût pas, sauf peut-être Gödel qui en triturant les équations d’Albert Einstein avait quand même réussi à en sortir des solutions bien étranges indiquant que ... oui, peut-être, dans certains cas, nous pourrions revenir là d’où nous étions partis.

 

Mais bon, jusqu’à présent, personne n’a pu témoigner d’un tel phénomène. Donc dormez en paix : vous ne vous réveillerez pas demain dans le berceau où vous êtes nés.

 

En strates, parce que la notion de génération structure nos esprits et nos discours. Avant nous il y avait nos parents, et avant eux leurs parents, et avant les parents de mes parents ... leurs parents et ainsi de suite, dieu sait trop jusqu’à qui et quand. Les découvertes faites par les archéologues et les spécialistes de la généalogie repoussent sans cesse nos limites. Dans l’autre direction du temps, c’est-à-dire a après nous, il y a nos enfants (je vous souhaite de tout cœur d’en avoir) puis les enfants de nos enfants et parfois la longueur de nos vies autorise nos yeux à voir les enfants de nos petits-enfants.

 

Voilà pourquoi nous pensons à la vie humaine comme une superposition de strates ; analysant les générations un peu comme les géologues examinent les dépôts sédimentaires. Autrefois, quand la vie était dure, les strates faisaient environ vingt ans ou moins, les filles se mariaient à quatorze ou seize ans. Actuellement, dans les pays dits développés, une strate peut atteindre vingt-cinq ans ou plus.

 

Mais avons-nous bien compris que, si ce schéma stratifié s’applique effectivement bien à chaque être pris isolément, il n’implique pas que tous les individus d’une strate située au-dessus de la nôtre (plus ancienne donc) meurent tous d’un coup. Qu’ils ne disparaissent pas par vagues successives et que, fort heureusement, nombre d’entre eux partagent encore notre contemporanéité ? Ils vivent là, pas toujours au milieu ou avec nous, mais dans ce même instant présent et, comme nous, ils pensent, rient et soufrent, aiment, se souviennent et pleurent.

 

Alors Albert Einstein, est-ce vraiment de l’histoire ancienne ?    

 

 

Freeman Dyson

 

 Oser interroger la frontière entre religions et sciences

 

Il n’y a probablement que ceux portant un intérêt certain aux sciences pour savoir que Freeman Dyson est mort le 28 février 2020. Dans l’étrange ambiance engendrée par la pandémie de covid-19, les nations se sont repliées frileusement sur elles-mêmes et plus rien n’a eu d’intérêt à leurs yeux que leur petit pré carré.

 

Ceci explique sans doute que la disparition d’un mathématicien américain n’ait eu aucune chance d’attirer l’attention de la patrie de De Broglie. L’indifférence, voire le rejet, se justifiant en partie par le fait qu’il ait osé placer une partie de ses réflexions à la frontière des sciences et des religions.

 

J’ignore le périmètre réel de sa renommée dans le monde francophone. Je peux imaginer qu’elle ne doit pas être bien vaste dans certains cercles foncièrement anti-américains et pratiquant une laïcité pleine d’intolérances.

 

Sa vie

 

Et pourtant ce petit homme est mort à 96 ans après avoir révolutionné le monde de la physique quantique au début des années cinquante. Il a, par exemple, apporté son expertise à la conception des centrales nucléaires sans posséder de doctorat en physique !

 

Heureusement, la science véritable - quand elle se pratique de façon sincère- ne s’arrête pas aux portes des préjugés n’ayant aucun lien avec elle (voir les recommandations faites dès 1740 dans les « Institutions de physique ») ni au fait de détenir un titre.

 

Dyson se fait connaître très tôt en tant qu’auteur d’un cours donné à des étudiants de l’université Cornell en 1951 (Advanced Quantum Mechanics). Université sur les bancs de laquelle il s’était assis juste quatre ans plus tôt ! Ces notes de cours constituent aujourd’hui les fondations de la théorie quantique des champs.

 

La façon dont il aborde le problème des divergences apparues dans les travaux de ses prédécesseurs (Sin-itiro Tomonaga, Julian Schwinger, Richard Feynman) mène aux procédures de renormalisation et transforme les essais de ses maîtres en succès avéré.

 

Né à Crowthorne -Berkshire (Grande-Bretagne) - en 1923, il obtient son premier degré en mathématique à Cambridge. Il est obligé d’interrompre ses études à cause de la seconde guerre mondiale. Il met ce temps à profit pour servir la Royal Air Force en tant que mathématicien.

 

Il hésite d’ailleurs beaucoup entre mathématiques et physique. La lecture du livre : « The quantum theory of radiation (Walter Heitler, 1936) » et l’ambiance régnant après-guerre à Cambridge lui font préférer la physique.

 

En 1947, grâce à une bourse attribuée par le Commonwealth, il part aux Etats-Unis. Il espère y obtenir son doctorat sous le patronage de Hans Bethe à l’université Cornell.

 

Bethe le charge d’un devoir bien précis : étudier les effets des fluctuations quantiques d’un noyau atomique (l’hydrogène) entouré d’un champ électromagnétique sur les niveaux d’énergie de cet atome.

 

Bethe lui fait en réalité affiner ses propres calculs (n’intégrant pas les effets relativistes et supprimant la question épineuse des divergences en limitant le domaine d’intégration) concernant l’effet Lamb. Le devoir de Freeman Dyson était de reprendre les premiers calculs en y intégrant les conséquences de la théorie de la relativité.

 

Impressionné par les efforts de son élève, Hans Bethe persuade Freeman Dyson de publier ses résultats et le convainc de rester aux Etats-Unis un an de plus pour de travailler sous la direction d’Oppenheimer.

 

La jeunesse, le rêve de renommée, et l’espoir de rencontrer des chercheurs célèbres comme Albert Einstein, Hermann Weyl et John von Neumann font pencher la balance du côté des demandes de Bethe. Dyson commence en 1948 une correspondance puis une collaboration fructueuse avec Richard Feynman.

 

Finalement, Freeman Dyson n’obtiendra jamais le doctorat en physique. Ce qui ne l’empêchera pas de devenir, à moins de trente ans, professeur aux côtés de Hans Bethe.

 

Ses premiers travaux se concentrent sur l’électro-dynamique quantique. Ils appliquent ses capacités mathématiques à l’étude et la conception de réacteurs nucléaires (rappel historique : qui n’étaient, à l’époque, que des projets), aux états solides de la matière, au ferromagnétisme, à l’astrophysique et à la biologie.

 

En 2000, âgé de 77 ans, il reçoit un prix de la fondation Templeton pour un travail dédié aux interrelations entre religions et sciences (un sujet hautement polémique). 

 

Il se rappelle au bon souvenir du public au cours des dernières années de son existence en émettant un certain nombre d’idées suscitant la réaction. En particulier, il publie en 2006 « Le scientifique, un rebelle » (The Scientist as Rebel), un livre dans lequel il interroge le monde scientifique sur la réalité du réchauffement climatique ; peut-être pour rappeler à la communauté scientifique la nécessité de toujours douter avant d’affirmer péremptoirement ; il est vrai que depuis Descartes, sans doute, le doute fait partie de l’arsenal scientifique.

 

Il a passé la plus grande partie de sa vie professionnelle en tant que professeur à l’Institut pour les Etudes Avancées de Princeton (New jersey, USA) dont il était devenu professeur émérite.